William Navarrete, écrivain

Marc Pollini, un autre regard sur l’insularité

Elles naissent et disparaissent avec une facilité déconcertante. Elles appartiennent à un monde mouvant et malléable. Elles sont inconstantes et ambivalentes, et tracent un chemin en pointillé à travers les mers, des jalons dans l’immensité de l’océan. Terres propices aux fantasmes et à l’utopie, elles exercent une fascination puissante, cultivant pour ceux qui les habitent une identité circonscrite, déterminée par ses contours et la façon dont la mer devient un bouclier entourant ses rivages, protégeant – quoique pas toujours – ses habitants. Elles sont mobiles comme une bouée à la dérive.
Ce sont les îles ! Et depuis sa Corse natale Marc Pollini en sait quelque chose. L’insularité découle de cette idée, car une île flotte et l’Histoire en a tiré profit pour se ravitailler en mythes et légendes. Habitué depuis ses premiers pas à se fondre littéralement dans la grandeur du paysage aux alentours de Bastia, Marc ne fera que répondre à l’appel de sa propre destinée. Celui d’explorer le rapport entre la solitude et l’environnement de ces portions de terre peuplées par des hommes aux traits particuliers.
Nous voici en Islande, « terre de glace », au nom peu engageant et à la limite septentrionale de l’européanité. Longtemps assimilée à la mythique Thulé des Anciens, elle apparaîtra pour la première fois représentée dans la Carta Marina (1539) de l’érudit suédois Olaus Magnus entourée de monstres marins, de navires échoués, d’icebergs et de baleines épouvantables qui rendaient la navigation périlleuse. On le sait : l’île regorge de champs de lave, mousses et lichens à perte de vue, de volcans éteints et d’autres en activité, champs géothermiques bouillonnants, lagons glaciaires …
Cette dimension surnaturelle de l’île a perduré dans l’imaginaire des hommes. Marc Pollini a su capter sa beauté frappante d’authenticité. Il a en fait du mystère de ces paysages sombres et rudes la sève de ses propres images. En les perçant dans un parfait équilibre où parfois brouillards et lumières rasantes évoquent les réminiscences des formes les rendant parfois abstraites. Comme au Cap-Corse, double île – car presqu’île – dans l’arrière-pays de son enfance, on devine dans la brume, le désordre et la fragilité qui règnent dans toute île en mouvement perpétuel. Les noirs et blancs stylisés de Marc ne font qu’accentuer cette sensation.
Ni promenade ni voyage. Que de l’errance ! Comment regarder les autres ? Où poser son regard dans ce monde presque irréel de nuances infinies ?
Marc Pollini transperce ce monde perpétuellement mutant. Dans la solitude des îliens pointe toujours l’angoisse, mais aussi l’espoir dans quelque chose que l’on attend sans savoir quoi ni pourquoi. Les moments figés par son objectif restent toujours énigmatiques. La mélancolie des lieux rêvés, loin des villes effervescentes, y est omniprésente. En regardant ses photos on devine le climat indomptable de ces contrées lointaines, battues par le vent et les averses, sises sur deux cent vingt volcans. Mais aussi la faible densité de population et ses vastes étendues sans la moindre présence humaine. Et le photographe s’y immerge pour créer une atmosphère afin de partager ses émotions.
Voici ces clichés d’un moment suspendu. Ils happent et hypnotisent. Les visages intemporels et la force des éléments naturels nous font frémir. La végétation a du mal à se faire une place. C’est le paysage de l’extrême. Des photos de fin du monde inimaginables pour lesquelles il a fallu attendre le bon moment pour les capter dans toute leur splendeur.
Marc Pollini a l’œil, mais aussi le regard. L’œil est celui d’un îlien habitué à guetter l’horizon depuis la nuit du temps en surveillant, comme le faisaient ses ancêtres, les possibles incursions des intrus venus de l’autre côté de la mer. Le regard, celui d’une acuité admirable. Comme affirmait le professeur Robert Baudry dans son texte L’île, carrefour du merveilleux une île « manifeste, mieux que tout, la condition de l’homme, protégé à la fois de ses semblables et en même temps douloureusement séparé d’eux ».
Un fleuve argenté coule dans le creux des montagnes. La fonte a commencé et dans le dénuement minéral elles dévoilent leur puissance. On imagine que trolls et elfes ne sont pas très loin, se cachant dans l’ombre des failles sans cesse remodelées par les vents. Un peu plus loin, accrochés aux grilles d’un étendoir, des morues et haddocks sèchent au vent. Puis, entre deux rangées de maisons recouvertes par la neige, une personne cherche à se frayer un chemin dans la tempête.
Ces images d’une fraîcheur singulière nous plongent au cœur d’une vie bercée par le silence et avec pour corollaire, la solitude et le repli. Du latin insula c’est de ce mot éponyme qu’on est arrivé au terme « isolement ». Sa représentation infuse notre imaginaire, mais parvenir à le capter dans toute sa dimension onirique est une autre affaire. Marc traduit parfaitement cette ambivalence : accueillante et hostile, tendre et dure, la terre islandaise couve le feu alors qu’une couche de glace étincelante la recouvre en grande partie.
Puis, il faut aussi raconter des histoires. En Islande on était bien obligé de le faire pour remplir le silence d’une longue marche entre deux fermes éloignées. Ce sont les célèbres sagas. Des récits épiques en langue vernaculaire où règnent la clarté, l’absence de fioriture et la simplicité. J’aime donc imaginer que pour chaque photo de Marc il y a une histoire à raconter. Une histoire sans artifice, sans héros ni héroïne, où seule la contemplation peut guider nos actes, tel ce vieillard portant une clé derrière une fenêtre que l’on voit sur l’un des clichés.
C’est pour cela qu’on doit entrer dans l’univers de Marc Pollini comme dans l’histoire de certaines îles devenues des lieux paradigmatiques de réclusion ou d’exil. Elles sont, non pas un lieu stérile, mais le prélude d’une nouvelle existence et une source constante d’inspiration. Il faut « s’y laisser naufrager » pour pouvoir construire tout l’imaginaire de l’isolement dont seuls îles et îliens détiennent le secret. Une fois vaincu la peur, l’isolement deviendra séduisant et prometteur. Et ces photos, le prétexte idéal pour partir à la rencontre des êtres étonnants qui nous aideront à recomposer notre relation avec la terre.

Paris, janvier 2020

William Navarrete est écrivain et critique d’art franco-cubain, auteur d’une vingtaine d’ouvrages
(romans, récits, poésies, dictionnaires et nouvelles).

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